Nous tenons à remercier M. Hervé Yon, spécialiste de Balzac, grâce à qui il a été possible d'identifier la destinataire de cette lettre (à paraître dans le troisième tome de la Pléiade de la Correspondance de Balzac sous le numéro 42-175).
Maria de Las Mercedes Santa Cruz y Montalvo, née à La Havane en 1788, est issue d'une famille de la haute noblesse espagnole. Elle garda de son enfance passée à Cuba un tempérament « sauvage » (Sainte-Beuve) et un charme exotique qui la rendit célèbre à la cour du roi Joseph Bonaparte à Madrid, où elle rencontra le général Merlin, commandant de la garde royale. Elle l'épousa en 1811, avant de partir à Paris où ses talents et sa position la placèrent rapidement au premier rang de la haute société parisienne. Elle tint l'un des salons les plus fréquentés de Paris, notamment par La Fayette, George Sand, Mérimée, Chateaubriand, Musset, et recevant de nombreux compositeurs, dont Chopin, Verdi, Donizetti, et Rossini. Balzac y occupa une place de choix depuis sa première visite dans les années 1830. Dans ce cercle restreint qui entoure la comtesse Merlin, on parle littérature, on joue au lansquenet et on donne de nombreux concerts, auxquels la comtesse - à la voix de soprano unique - participe souvent.
À l'époque de la lettre, la comtesse prépare une nouvelle réunion musicale à laquelle Balzac s'excuse de ne pouvoir venir : « Je vous prie d'agréer mes excuses si je ne prends pas l'excessif plaisir de la bonne musique que vous ferez aujourd'hui [...] J'ai un travail d'urgence qui ne me permet pas de sortir ». De retour de ses voyages en Allemagne et en Russie, Balzac commence la relecture et la correction du Colonel Chabert, publié sous sa forme définitive en 1844. Malgré cette charge de travail, il l'interroge sur ses disponibilités : « à quelle heure on peut venir vous faire visite, sans vous déranger [...] mes matinées sont plus libres que mes soirées qui sont comme mes nuits, prises par les travaux littéraires. » La comtesse avait également l'habitude d'établir ses quartiers d'été à Versailles et d'y inviter quelques amoureux de la musique. Ainsi Balzac lui fait-il connaître qu'il a tenté de la rencontrer : « à Versailles l'été dernier, mais on m'a dit que vous ne receviez personne [...] vous travailliez à un ouvrage nouveau dont j'ai entendu parler déjà par l'un de mes éditeurs qui n'a pas son pareil pour vendre (c'est-à-dire faire acheter) des livres. » La comtesse, qui connaissait déjà un large succès littéraire, s'était en effet attelée à l'écriture de son chef-d'œuvre et troisième volet de ses mémoires - ce qui fait dire à Balzac, encore peu reconnu : « vous ne connaissez que les roses de la littérature et nous avons toutes les épines ». L'ouvrage, intitulé La Havane, marquera la naissance d'un romantisme hispano-américain qui rencontrera un franc succès, dressant un brillant - quoique controversé - portrait de la situation coloniale à Cuba. Au moment de l'éveil à une conscience nationale, La Havane deviendra l'un des textes fondateurs de la « créolité cubaine » qui célèbre la diversité ethnique des habitants de l'île, à laquelle fait écho la triple nationalité cubaine, espagnole et française de Maria de Las Mercedes, dont la destinée singulière inspira à Balzac deux personnages de la Comédie Humaine. Il fit d'elle la dédicataire et l'héroïne des Marana sous les traits du personnage de Juana, et la prit comme modèle pour la marquise de San-Réal, qui apparaît dans la La Fille aux yeux d'or, le troisième roman de la trilogie intitulée Histoire des Treize.
Précieux témoignage de l'amitié de Balzac à une de ses muses, ardente Havanaise au destin exceptionnel et grande figure de la haute société parisienne du milieu du siècle.
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