Lettre autographe signée de Guillaume Apollinaire à Lou [Louise de Coligny-Châtillon], 69 lignes à l'encre brune, datée du 17 déc[embre] 1914, sur un papier à lettre à en-tête du Grand Café de Nîmes.
Traces de pliures inhérentes à la mise sous pli, deux habiles restaurations en tête et queue de la pliure centrale, un infime manque sans perte de lettre en marge droite du feuillet.
Très belle lettre de Guillaume Apollinaire à Lou, rédigée aux prémices de la Grande Guerre, dans laquelle le poète, fraîchement incorporé, mêle la guerre, la poésie et l'amour de sa muse à « la chevelure pareille à du sang répandu ».
Le 2 août 1914, l'État français donne l'ordre de mobilisation générale. Immédiatement Guillaume Apollinaire souhaite s'engager au sein des forces armées. Faute de nationalité française, le conseil de révision ajourne sa demande. Apollinaire, en proie au plus grand désarroi, accepte l'invitation de son ami Siegler-Pascal et l'accompagne à Nice. « Un jour de fin septembre […] Apollinaire déjeunait en agréable compagnie dans la meilleure auberge de Nice, chez Boutteau. […] Une Parisienne les avait rejoints, une petite personne piquante, volubile et rieuse, à la chevelure acajou, passée au henné, coupée court aux yeux effrontés et battus. » (Laurence Campa, Guillaume Apollinaire, Gallimard, 2013) Kostro est immédiatement subjugué par la prestance de Louise de Coligny et lui envoie, dès le lendemain de leur rencontre, une déclaration enflammée : « Vingt-quatre heures se sont à peine écoulées depuis cet évènement que déjà l'amour m'abaisse et m'exalte tour à tour si bas et si haut que je me demande si j'ai vraiment aimé jusqu'ici. » (Lettres à Lou, 28 septembre 1914)
Le 5 décembre, Guillaume Apollinaire réussit enfin à se faire incorporer au 38ème régiment d'artillerie de campagne de Nîmes. Le lendemain, contre toute attente, Lou se présenta devant la caserne. Ainsi Apollinaire partagea-t-il cette première semaine de « guerre » entre les journées d'exercices et les nuits d'amour dans un hôtel. Ce n'est que lorsque Lou quitte Nîmes le 16 décembre que commence véritablement l'une des correspondances amoureuses les plus mythiques de la littérature du xxème siècle qui se poursuivra jusqu'en 1916.
Alors qu'il vient de recevoir la première lettre de Lou, Apollinaire place immédiatement leur correspondance naissante sous l'égide de la littérature : « [Ta lettre] est bien belle mon chéri, digne non seulement de toi mais de nous. Le Dr Robien ne se trompe point, tu écris merveilleusement. »
Si beaucoup d'artistes et d'écrivains (Salmon, Braque, Alain-Fournier…) sont partis la fleur au fusil, aucun de ces poilus n'aura cherché comme Apollinaire à vivre cette guerre comme une expérience artistique totale mêlant avec un plaisir dionysiaque, l'amour, l'art, le fer et la mort.
Dans cette première lettre de guerre, encore très loin du front et de sa réalité sanglante, le jeune conscrit dresse pour sa bien-aimée une carte des combats éminemment graphique où les noms des nations européennes se chevauchent et les lignes de front se pénètrent comme un tableau cubiste : « Je viens de lire les journaux italiens. […] Anglais et Français progressent en France, les Serbes en Autriche, les Allemands ont un échec en Pologne, et un sous-marin anglais est entré aux Dardanelles où il a coulé un cuirassé Turc. » Et, en apothéose, le poète aux origines incertaines et qui ne sera naturalisé qu'en 1916, souligne comme une promesse personnelle « la parole de Joffre aux Alsaciens reconquis, vous êtes français pour toujours ».
Dans son nouveau régiment d'élèves brigadiers, le poète joue encore à la guerre, préparant son rôle comme un jeune premier avec une innocence surprenante : « ce matin j'ai fait du trot pour de bon […] cela m'a donné mal au ventre pas plus » ; « à 1 heure on nous a emmenés au loin dans la campagne pour nous faire assister à du tir réel. C'est très émouvant. Comme à la guerre disent nos sous-officiers » ; « après 14 km à pied pendant lesquels je pensais à toi qui aime tant le footing » ; « j'ai en somme passé une bonne journée […] j'ai vu partir des obus, j'ai appris à trotter, j'ai fait une belle promenade ». En réalité ce jeu de correspondances incongrues entre l'horreur attendue du front et l'univers bucolique de la vie civile est la marque du poète. Loin d'une candide naïveté face la tragédie, Apollinaire affûte ses armes de poète et nous offre ici les prémices de sa grande œuvre : Calligrammes. Poèmes de la paix de la guerre.
« écrire en beauté » la guerre. Par le dessin calligraphique et le mariage de figures antinomiques, Apollinaire affronte l'impensable (comme le fera plus tard en peinture son ami Picasso avec Guernica).
Le plus emblématique de ses poèmes, «L'adieu au cavalier », offert successivement à toutes les femmes de sa vie, Lou, Marie Laurencin puis Madeleine puise d'ailleurs sa puissance tragique dans cette première expérience : « Ah Dieu ! que la guerre est jolie / Avec ses chants ses longs loisirs… »
Ces « chants » sont l'écho direct des chansons de troupiers qu'Apollinaire relate en détail à Lou dans cette lettre, mettant en page les paroles grivoises comme un de ses propres poèmes :
« Une pucelle à l'horizon
Tontaine
Une pucelle à l'horizon
Tonton […]
Mais ce n'était qu'une illusion
Tontaine
Mais ce n'était qu'une illusion
Tonton »
à travers ces lettres, comme à travers ses poèmes, Apollinaire se plaît à regarder la guerre comme une œuvre d'art et à l'aimer ainsi, non pour la justifier, mais pour en faire la pleine expérience érotique. C'est cet alcool pur qu'il offre à l'envoûtante Lou, dont la rencontre et l'amour sont nés de la guerre et qui, avide de sexe et de violence, se délecte des licences de son amant.
Dès cette première lettre de guerre, Apollinaire mêle admirablement le prosaïsme cru du soldat : « je suis avec un groupe du peloton […] Je crois qu'ils sont tous tantes » et la métaphore poétique du soupirant : « Je […] te respire partout, ma tubéreuse de Nice, mon jasmin de Grasse, ma baie de laurier de Nîmes ».
Mais si en 1914, le poète peut encore s'enivrer de leurs parfums, ces fleurs deviendront bientôt le symbole de l'inexorable distance qui sépare l'amante frivole du poète (bientôt) assassiné :
« Il disparut dans un tournant
Et mourut là-bas tandis qu'elle
Cueillait des fleurs en se damnant. »
Dans sa biographie du poète, Laurence Campa décrit cette relation unique entre Apollinaire et sa muse guerrière :
« Apollinaire aimait cette femme parce qu'elle était la guerre et qu'elle ne l'était pas, qu'elle était la grâce, tout ce qui restait de la grâce, et qu'elle était l'ardeur et la souffrance voluptueuses, le désir ultime, le souci de l'amour : il ne regardait pas la guerre en face, mais une muse ardente à la chevelure “pareille à du sang répandu”. »
« Je t'aime, tu m'aimes, que me faut-il de plus. » Même après leur séparation en mars 1915, Apollinaire continuera à partager avec son « cher Lou » sa jouissance sensuelle et macabre de la guerre, contribuant à faire de cette correspondance une des plus puissantes œuvres épistolaires de la littérature française !